Que sont mes amis devenus (Suite)

Ca y est j'ai retrouvé Gilbert et ce fut une curieuse expérience que j'ai envie de me raconter pour m'aider à la décoder.
Le filtre : honnêteté et assez d'humour pour aider à prendre du recul.

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Or donc... le 17 décembre est arrivé sans que plus amples informations me soient parvenues. Je m'enquiers donc par e-mail auprès du staff du Docteur de la façon de le joindre. Après Gene, c'est Nicole qui me donne un N° de téléphone où je suis attendu. Je mène ma petite enquête sur internet... "Qui donc", "Google Earth", "Mappy" ...mon micro fume... Pas de doute, mes recherches conduisent à un château en Normandie. De quoi s'agit-il ? Je me souviens que Gilbert est bon cavalier, plutôt acrobate que cadre noir, et j'imagine - c'est la région - un club hippique, un haras peut-être, où il serait hébergé par des amis... Je tente d'appeler. A chaque fois une charmante voix de petite fille me prie de laisser un message, mais ne sachant pas du tout à qui j'ai affaire je m'abstiens. Enfin je me décide à me faire connaître et en profite pour souhaîter un bon noël à la"jolie petite voix". Surprise la "jolie petite voix" me contacte quelques jours plus tard par mail mais se refuse, par jeu, à préciser son identité. Nous échangeons ainsi quelques messages et ma mystérieuse correspondante propose même d'organiser une rencontre surprise avec mon Gilbert qui est aussi son Clotaire. Mais en l'absence de tout signe de sa part j'écarte cette idée car je crains trop de lui forcer la main. Enfin puisque Sophie - c'est ainsi que signe ma correspondante- m'assure que ma visite sera bien accueillie je retente le coup du téléphone sur les coups de midi. Cette fois c'est Gilbert/Clotaire qui décroche. Son abord est cordial et nous convenons de déjeuner ensemble le jeudi 5 janvier... Ouf ! Incidemment j'apprends que Sophie est sa jeune épouse... mais que sa voix est juvénile !

5 janvier.
280 km ce n'est pas le bout du monde, mais nous partons de bonne heure car nous relevons d'une période de grand froid qui a particulièrement touché la Normandie et je crains qu'il ne reste un peu de neige ou de verglas. En fait, les conditions de route sont meilleures que prévues et nous arrivons trop tôt, il est midi et demi. En attendant Ouaaaah ! Le chââââteau ! Un vrai, bien que pour moi, tout ce qui date d'après Violet-le-Duc soit un peu frelaté (Mais nooooon, Gilbert, j'rigoooooooole !). Le gardien nous a recommandé de sonner à la "petite porte en fer sur le derrière" pour être certain d'être entendu jusqu'au plus profond de la grande demeure. Je sais, ça ne se fait pas d'arriver avant l'heure, mais bon... il fait froid et Gilbert ne peut pas m'en vouloir. Sonnons. Une fois, deux fois... des pas se font entendre qui n'en finissent pas d'approcher, une employée de maison noire nous ouvre, elle semble surprise, je lui dis que nous sommes attendus et elle nous mène par un étroit escalier de service jusqu'au hall d'entrée. Les proportions sont généreuses, un piano demi-queue (je crois) occupe le centre de l'espace et une volée d'escaliers s'envole vers le secret des étages, des armes anciennes, des portraits et des photos titillent notre imagination... Nous patientons un peu puis la servante aux allures de chanteuse de blues nous prie de nous installer près de la cheminée dans la salle à manger, plus intime. Elle ranime le feu dans l'âtre, diffuse une discrète ambiance sonore (Mozart, ça nous va, on est des inconditionnels), vaque, met le couvert ; je taille avec elle une petite bavette histoire de rafraîchir mon Anglais. Nous ne sommes pas inquiets, nos hôtes sont "at the market... for meal". Entre temps nous inventorions la pièce. Curieuse impression. Ici on vit, les objets servent tous les jours et sont habités d'une histoire (ça doit être ça, un objet "archétype" !). En même temps certains (les casques ceints de peaux de léopards, par exemple) ont l'air d'accessoires de théâtre... Et puis ça et là des portraits, des photos, de l'émotion, de l'amour derrière, sûrement... L'attente s'éternise, il est 13 heures largement passées. Etrange, la voiture du Maître est là, devant le perron, ne devrait-elle pas être at the market ? On se demande... Mépris ? Punition pour notre impolitesse ? Manipulation ? Domination ? Humiliation... Bizarre !

Enfin notre hôte parait, le haut d'un dandy aristocrate (archétype ?) : chemise blanche à col boutonné, serré, empesé, cravate, blazer croisé et le bas d'un cow-boy : jean's élimé bref, un raccourci du personnage tel que je le connais et que je l'aime. Et toujours cette indomptable chevelure qui lui fait un tête de génie romantique. Il s'avance vers moi pour une virile accolade comme il est convenu en pareille circonstance mais je ne suis pas coutumier de ce geste et je l'embrasse comme du bon pain. J'ai un peu les larmes aux yeux et tant de questions m'assaillent...
D'emblée, il me drive : il ne faudra pas parler devant Sophie de nos souvenirs de copines... Bah, me croit-il si balourd, ce n'était pas mon intention... et de toute façon depuis près de 40 ans il y a prescription... Et puis cette Sophie n'est sûrement pas une tigresse avec une si jolie petite voix... Quoique...
Vite il me parle de son premier fils. Tant de douleur ! Mais la fierté aussi de l'avoir rendu autonome. Il écrit des poèmes, des livres... Je croyais savoir que cet enfant était autiste mais non, c'était autre chose, difficile aussi. Puis il évoque un mariage, un autre enfant, adolescent, casse-cou, accro des sports les plus extrèmes, intelligent (évidemment ! et mes petits enfants à moi, comment qu'y sont ?).. Il évoque aussi sa maison à Tuxedo Park et je comprends que je l'ai blessé en en parlant - me pardonneras-tu ? - comme d'un "faux manoir" alors que cette maison semble être pour lui, je l'ai compris par la suite, un morceau de lui-même.
Une question me tarabuste : pourquoi a-t-il changé son prénom de Gilbert en Clotaire ? Eh bien, je ne sais toujours pas... Certes il m'a expliqué que ce surnom lui avait été donné par les copains d'une troupe de théâtre amateur ; ca, c'est de l'éthymologie mais ça n'explique pas la volonté de rupture que ce choix révèle. Bon, c'est son secret. Peut-être s'est-il simplement choisi un "archétype" de prénom hobereau comme il en rêvait.
Puis nous évoquons son parcours professionnel. Quelle réussite ! Il est devenu le gourou des plus grandes entreprises américaines, une sorte d'Alain Minc infiltré chez l'oncle Sam. En tout cas, ses moyens semblent immenses comparés aux miens... et ça me fait bien plaisir ! Incidemment j'apprends qu'il vit à l'heure américaine puisqu'il continue d'ici à gérer ses affaires. Cinq heures de décalage horaire ! Je me plais à penser que c'est là la raison de son manque d'empressement à m'accueillir : il dormait, voilà tout !
Son prochain projet ? Créer une université en Grande Bretagne... Tant mieux, c'est moins loin !
J'essaie de lui parler un peu de moi, comment mon métier d'instituteur, que je n'ai pourtant pas choisi, m'a enthousiasmé toute ma vie. Mais son charisme est tel et son destin si extraordinaire que je n'ai pas le temps de lui parler de ce dont je suis le plus fier : ma fille, médecin à Nantes (sans d'ailleurs que j'y sois pour grand chose), mes petits enfants, ma passion des bateaux, de la mer, le saxo et mon jardin secret où fleurissent un peu de peinture, un soupçon de sculpture, un zeste de musique et le culte de l'amitié et de la bonne chère
Allons soyons honnête nous avons un peu parlé bateau mais ce fut aussitôt pour envisager un projet grandiose de location de bateau avec quatorze personnes à bord et moi bombardé skipper ! Le bateau ne me fait pas peur, mais tous ces gens... Je suis timide, moi !
Nous partons faire un tour succint du propriétaire. Je crois comprendre qu'il s'agit d'un patrimoine familial. <<On va dire comme ça>> confirme-t-il, sibyllin. En fait j'apprendrai plus tard sur internet qu'il a racheté ce bien de famille. Partout je ressens cet étrange mélange d'authenticité et de théâtralité. Chemin faisant il me confie son goût pour le XVIIIème siècle dont nous aimons tout deux à la fois l'intelligence et la délicieuse décadence. L'impression se confirme dans le bureau-alcôve tendu d'un ciel de lit cramoisi. Partout des photos, des portraits de Sophie principalement en marquise de carnaval à Venise ce qui est une de leurs folies. Dans le grand salon des portraits "d'ancêtres" (dont un tonton évèque !) qui semblent tous inachevés, peints par le maître des lieux lui-même, et des photos d'exploits équestres. Eh oui mon pote fait du polo !

Nous voici de retour dans la salle à manger et Sophie fait son entrée. Elle m'avait prévenu, elle me réservait une surprise !
Fine et élancée, imaginez un Tanagra qui parle, Monica Belluci la distinction en plus ! Elle porte elle aussi un blazer et un jean mais on la dirait habillée d'un tailleur Chanel. Elle a exactement l'âge qui convient le mieux aux femmes et le portera longtemps encore. Quel délice ce doit être, pauvre Clotaire, de se laisser mener par le bout du nez quand c'est avec ce regard-là.
Que faire ? Baise-main ? Bisou ? Tant pis je lui serre la main, on fera mieux la prochaine fois !

A table l'employée de maison se penche pour me servir mais, nigaud, j'ai oublié d'ôter la serviette de mon assiette, j'ai l'air malin !.
Clin d'oeil du hasard, nous buvons un "Château de Reignac" qui est le vin que j'avais choisi pour le mariage de Gwénola et qu'eux ont choisi pour le leur.
Je demande à Gilbert, Euh non, Clotaire, pourquoi il a opté pour la nationalité américaine, mais je connais la réponse : il préfère vivre dans un pays peuplé d'adolescents plutôt que de vieillards. Nous entamons une longue conversation d'où émerge son amour inconditionnel pour les Etats Unis. A mon avis cela l'aveugle un peu et le rend vulnérable à des raccourcis simplistes et des généralisations abusives relayées par la presse américaine. Par exemple il prend prétexte d'une imbécile et unique profanation d'un cimetière militaire américain pour affirmer que les Français sont ingrats et détestent l'Amérique. Il tire argument de quelques manquements écologiques de la France, qui par ailleurs fait des efforts importants dans ce domaine, pour justifier le fait que les Etats-Unis n'adhèrent pas aux accords de Kioto. C'est vrai que notre fierté d'appartenir à un peuple dont la culture est ancienne nous a conduits à être parfois insupportablement arrogants mais est-ce de l'arrogance que de prôner une politique différente de celle du grand frère américain si puissant. Pourtant force est de reconnaître que les exemples qu'il choisit sont pertinents mais c'est l'extrapolation qu'il en fait qui ne l'est pas. Cela dit je pense comme lui que le dynamisme est la grande force des USA tandis que notre pays s'encroûte dans des structures périmées.
Quand à Sophie, que sais-je d'elle ? Elle s'est montrée si discrète ! Je sais qu'elle joue du piano (en plus !) ... du Satie... Elle me jouera un "Morceau en forme de poire" Ça m'ira pile poil ! ! Je sais qu'elle était étudiante en lettres quand elle a rencontré Clotaire et qu'elle a été sa collaboratrice avant d'être son épouse... Et puis c'est tout, je crois.

 Nous ne nous éternisons pas car je pressens que Clotaire et Sophie ne sont pas en vacances. Sur le pas de la porte nous nous promettons de reprendre contact, peut-être de faire ensemble un tour sur l'eau, nous consultons un album de photos où l'on voit Clotaire et Sophie déguisés avec un soin méticuleux pour le carnaval de Venise, un rêve ! Clotaire me donne deux de ses ouvrages. Une dernière accolade et nous nous éclipsons.

Depuis j'ai découvert sur internet sa passion pour les belles voitures (et les moyens immenses qu'il doit avoir pour réunir et entretenir une si belle collection dans une si somptueuse maison dans une résidence aussi huppée) et j'ai regretté d'avoir écrit dans une précédente page, que je voulais provocatrice, que je n'aimais pas les grosses voitures. C'est sans doute pour cela que Gilbert ne m'en a pas parlé. Quel dommage ! J'aurais aimé l'entendre défendre sa passion même si je ne la partage pas. Je suis sûr qu'il se serait livré davantage.

J'ai aussi trouvé sur internet toutes sortes d'articles et de propos sur Clotaire ; certains le portent aux nues d'autres le traîtent d'escroc. Moi je m'en moque et souhaîte seulement mieux le connaître car autant l'avouer tout de go. Je reste sur ma faim... (Fin)

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